Grande distribution : les paradoxes des consommateurs français

Auteur : Jérémy Rousse
Temps de lecture : 14min
Publié le 28 novembre 2018

Si vous posez la question autour de vous, tout le monde vous dira préférer faire ses courses alimentaires au marché ou dans des commerces de bouche sympas, plutôt que dans la grande distribution. Mais si vous demandez aux gens où ils font réellement leurs courses, ils avouent majoritairement les faire encore en grande surface. C’est moins sensible à Paris et dans les centres des grandes villes, mais flagrant dans les villes moyennes, petites villes et dans les zones rurales : la grande surface du coin reste la destination incontournable pour les courses du quotidien ou les courses hebdomadaires. C’est ce que confirmait une étude réalisée par Opinion Way fin octobre 2017 pour la société Dolmen, spécialisée dans le « marketing client local ». J’ai trouvé cette étude intéressante parce qu’elle souligne les paradoxes des consommateurs français et fait apparaître des différences de comportements, notamment entre les classes d’âge.

52% des Français préfèrent les grandes surfaces

52% c’est, direz-vous, une assez courte majorité, mais ici la formulation de la question a son importance : « Lorsque vous avez le choix où préférez-vous faire vos courses ? ». Les hypermarchés et supermarchés restent donc, malgré tout le mal qu’on a pu en dire, le choix délibéré – la préférence – de la majorité.

Les « 65 ans et plus » sont les seuls à ne pas donner leur préférence aux grandes surfaces de distribution alimentaires : quand ils ont le choix, ils sont 60% à privilégier les commerces de proximité, qu’il s’agisse de s’approvisionner directement auprès des producteurs (21%), au marché (26%), chez les commerçants locaux (13%).

On pourrait s’attendre, puisqu’on nous parle sans arrêt d’évolution des modes de consommations et de ‘consommations émergentes’, à ce que les plus jeunes soient moins accros aux grandes surfaces. Ce n’est pas le cas : quand ils ont le choix, 58% des 18-24 ans donnent leur préférence aux grandes surfaces.

Dans tous les groupes d’âges, la part du web est encore faible : seuls 4% des consommateurs privilégient ce moyen de remplir le frigo et les placards, avec un écart assez marqué entre plus enclins à le faire, les 25-34 ans (7%), et ceux qui le sont le moins : les 65 ans et plus (1%). Cela n’empêche pas l’e-commerce de progresser, d’autant qu’on ne sait jamais trop dans quelle catégorie classer le « Drive » auxquels les Français recourent volontiers. Facile puisque 88% des hypermarchés proposent cette solution. Il y a un an, il y avait plus de 4000 ‘drives’ en France, dont 3148 click & drive.

A. Le débat qualité/prix toujours d’actualité

Vous aurez tous lu des enquêtes disant que le consommateur est prêt à payer plus pour des produits de qualité. C’est une tendance déclarative récurrente depuis des décennies, mais si l’on regarde les résultats de l’étude Opinion Way, on s’aperçoit que le critère de la qualité des produits n’arrive nettement devant celui du prix que chez les plus de 50 ans. Il est à souligner que ceux qui privilégient les commerces de proximité accordent beaucoup plus d’importance à la qualité des produits que ceux qui privilégient la grande distribution et le web.

Quand il s’agit de dire ce qui « compte le plus » pour le consommateur quand il faut ses courses, le critère où l’on observe les plus forts écarts entre les groupes d’âges est celui de « l’accueil du personnel/commerçant » : c’est important pour 23% des « 65 ans et plus », mais seulement pour 3 % des 18-24 ans.

B. Les efforts de la grande distribution les plus appréciés

Aux yeux des consommateurs, ce qui a le plus changé dans la grande distribution depuis 5 ans, c’est qu’elles proposent davantage de produits « spéciaux » : produits régionaux, sans gluten, bio, etc. Ce changement est cité par 46% des répondants et il semble que les femmes y soient significativement plus sensibles (52 %) que les hommes (39 %). Les innovations technologiques – paiement sans contact, caisses automatiques… – en revanche n’ont pas l’air de susciter un intérêt démesuré : seuls 23 % des consommateurs mentionnent ce point, les 18-24 ans un peu plus que les autres (27 %).

La digitalisation des magasins est avant tout perçue comme « une conséquence directe de la robotisation » et suscite une certaine méfiance : pour un tiers des consommateurs français, « c’est la porte ouverte au piratage de leurs données personnelles », les plus méfiants étant les 18-24 ans (38 %). Quant à y avoir une évolution ‘naturelle’ du commerce, seuls 14% des Français interrogés le pensent. Cela aurait-il un impact à la baisse sur le prix des produits. Les Français sont lucides sur les dures lois du marché : seuls 14 % le croient.

C. Les Français veulent des magasins humanisés…

L’idée d’un magasin sans vendeur ni caissier n’enchante pas vraiment nos compatriotes. 17 % y feraient leurs courses par curiosité, histoire de voir s’il y a quelque chose de positif pour eux dans cette formule. Mais 71 % n’essaieraient même pas, 1/ parce qu’ils veulent des contacts humaines (51 %) et 2/ parce qu’ils n’ont pas confiance dans la fiabilité des technologies utilisées (27 %). Mais il y a sur ces questions des différences très marquées entre les groupes d’âges : plus on est âgé, moins l’idée d’un magasin sans personnel séduit et dans toutes les tranches d’âge, c’est bien plus l’absence de contact humain qui dissuade que la méfiance vis-à-vis des technologies.

Et quand on voit 86 % de nos compatriotes jugent le personnel en magasin « indispensable », on se dit qu’on n’est pas vraiment prêt pour les formules qui marchent très bien en Chine (c’est ce qui se dit, du moins) et que nos grandes enseignes contribuent à développer, comme le montre cette vidéo.

D. … et des commerces locaux !

L’évolution la plus désirée par les Français concerne la montée en puissance du commerce local (60%), loin devant celle du commerce en ligne (14%) et la généralisation des commerces sans personnel (5 %). La vente directe par les marques, hors grande distribution, recueille plus d’un tiers des suffrages. J’ai un peu de mal à imaginer ce que cela peut signifier concrètement. Des boutiques physiques locales sous les marques Evian, Bonne Maman ou encore Amora ? J’ai vraiment un doute sur l’intérêt de la formule. La vente directe en ligne, je veux bien y croire (encore que l’idée de commander la moutarde sur un site, l’eau sur un autre et la confiture sur encore un autre m’apparaît comme une sacrée perte de temps et d’énergie). Mais la vente directe dans des magasins physiques hors grande distribution, je n’y crois pas une seconde, à part sous forme de pop-up stores de temps en temps pour de grandes opérations promotionnelles 😉

A moins que les répondants pensent à ce que l’on appelait jadis des « épiceries » : elles étaient indépendantes, chères, avec peu de choix, mais avaient l’avantage d’être ouvertes tard le soir — comme les petites surfaces dans lesquelles toutes les enseignes de la grande distribution ont investi pour réoccuper le terrain dans les centres urbains. Parfois, l’histoire a l’air de faire machine arrière. C’est aussi ça l’innovation…